Lorsque Marc Chagall peint « Les mariés de la Tour Eiffel », en 1939, la guerre est proche et l’artiste n’exclut pas l’idée bien sombre que ce soit là sa dernière oeuvre. Le tableau sera alors résolument autobiographique !
Ces mariés qui flottent étrangement au centre du tableau, ce sont le peintre et son épouse, Bella Rosenfeld. Ils sont mariés déjà depuis plusieurs années mais leur amour semble plus fort que jamais comme en témoignent le regard de l’époux sur son épouse et le bras qui enlace sa taille.
Le jour de leur mariage est très présent dans la mémoire de l’artiste qui le représente au second plan du tableau à gauche, signe que l’événement appartient au passé. Un chaud soleil rouge et jaune illumine cette journée. Les jeunes époux se tiennent sous une houppa, un dais qui abrite les mariés dans la synagogue.
Mais au-delà de ces moments de bonheur conjugal, quel avenir attend le couple ? La réponse est peut-être à droite des mariés. Un petit village rappelle les shtetl, ces villages juifs d’Europe de l’Est. Évocation de l’enfance de Chagall en Biélorussie ? Oui mais regardez l’ange qui porte un candélabre à l’envers. On dirait qu’il s’apprête à brûler le shtetl. C’est que Chagall n’ignore pas que les Juifs sont en danger, que certains ont déjà été expulsés de leurs maisons et que ses propres tableaux, en Allemagne, ont été montrés lors de l’exposition de l’Art dégénéré.
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, il est important pour Chagall de revendiquer ses racines juives. A droite, l’arbre qui s’élève haut dans le ciel prend bien racine dans le shtetl. Et le petit violoniste à droite de la mariée rappelle la musique traditionnelle des Juifs itinérants.
Mais Chagall vit à Paris depuis plusieurs années et, en 1937, il a reçu la nationalité française. La Tour Eiffel bleue qui se dresse derrière les mariés est le symbole de cette nouvelle identité.
Cette identité ne remplace toutefois pas la première, elle se superpose plutôt à elle. Telle est sans doute la signification qu’il faut donner au coq géant, derrière les mariés. L’animal est le symbole de la France, né d’un jeu de mots latin, « gallus » signifiant à la fois le coq et la Gaulois. Mais l’animal renvoie peut-être aussi au rite des Kapparot : ce rituel d’expiation pratiqué par certains Juifs la veille de Yom Kippour, le jour du Grand Pardon, consiste à faire tourner un poulet vivant au-dessus de sa tête. L’animal est ensuite tué et donné à une oeuvre de charité. Chez les Juifs, le coq, capable de distinguer la nuit et le jour, puisqu’il annonce le jour, est capable de différencier le Bien et le Mal. Sur la toile, son œil énorme lui donne le pouvoir de lire l’avenir sombre qui s’annonce.
Autobiographique, le tableau l’est aussi en ce qu’il fait apparaître les multiples influences artistiques de son œuvre : le surréalisme avec la chèvre-violoncelle au-dessus des mariés, les couleurs et les formes de Delaunay pour le soleil et la Tour Eiffel. Les animaux, les musiciens sont des éléments que l’on retrouve souvent dans la peinture de Chagall.
En 1941, Chagall fuit la France pour échapper à une rafle. Le couple se réfugie aux États-Unis mais Bella meurt trois ans plus tard…